Bull et les télécommunications (1960-1974)

Ce document a été présenté à une journée d'étude de l'Association pour l'Histoire des Télécommunications et de l'Informatique en décembre 2000. Le sujet n’avait été jusqu’à présent pratiquement pas documenté et des erreurs et surtout des omissions ont probablement pu s’introduire dans cette première investigation. Pour la phase General Electric, nous avons pu, grâce à Internet, retrouver des témoins français et américains de l’activité durant cette période.

©2000,2002 Jean Bellec et AHTI

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Les produits chez Bull, Bull-General Electric, Honeywell-Bull
Les standards

Durant toute cette période, le modèle économique du noyau de l’industrie informatique était celui d’une industrie de service (location et support des systèmes de traitement d’informations) cherchant à conquérir et/ou à conserver le marché représenté par l’automatisation de la gestion des entreprises et des administrations. Il était déjà visible que cette automatisation nécessitait l’utilisation de facilités de télécommunications afin de parvenir à l’étendre à la « télégestion », un mot revendiqué par J.-B. Renondin [2] et qu’il proposait de partager avec Bull au début 1964. A cette époque, il n’était pas concevable, non seulement en France, mais dans le monde entier d’imaginer des chemins de connexions sans passer sous les fourches caudines des administrations PTT qui n’ouvraient aux architectes des fabricants  d’ordinateurs que les réseaux télégraphiques et la bande passante vocale des réseaux téléphoniques. Il faut reconnaître, à la décharge des administrations, que l’heure était encore à la (re)construction d’une infrastructure dont le retard sur les Etats-Unis se mesurait, en France, peut-être d'une dizaine d’années. Par contre, à cette époque, le cadre européen ne différait de celui des Etats-Unis que par le fait que le monopole de AT&T s’étendait à la fourniture des équipements terminaux.  

  Les produits

  Compagnie des Machines Bull

La Compagnie des Machines Bull commença à s'intéresser à l'adaptation de ses matériels aux télécommunications au tout début des années 1960. Avant son absorption par General Electric en 1964, il ne s'agit que de systèmes spéciaux de transmission point à point et d'un système expérimental interne sur Gamma 30 et de fabrication RCA [3]. En 1961, un matériel de transmission de cartes perforées baptisé « Tradan » utilisait un lecteur-perforateur de cartes (conçu à partir des éléments d'ateliers de perforation), doté  de modems à 200 bauds (bits/s) fabriqués par la société LTT (Lignes télégraphiques et téléphoniques) fut réalisé. Le débit de transmission et l'utilisation qui en était faite le mettait en concurrence avec la transmission par motard en région parisienne…

Un système RCA Gamma 30 [4] connectable à 10 lignes télex servit à quelques ingénieurs de la Direction des Etudes et du Service Technico-commercial de Bull pour se faire la main sur des applications transactionnelles et étudier leurs contraintes sur les systèmes d'exploitation. Un programme de démonstration fut montré au SICOB de 1964 proposant des services du type ouverture et mise à jour de comptes bancaires ou réservation de places de train et des commandes d'écho [5] diverses. Je reste surpris que nous ayons osé faire tenir l'ensemble de ces programmes sur une machine de 20 K-caractères de mémoire centrale et munie d’un disque Bryant de 22Mc !

Bull réalisa aussi une expérimentation d’un serveur de réponse vocale (échantillons de voix stockés sur tambour sous forme analogique) sur ce même ordinateur.

Contrairement à la compagnie IBM qui réalisait elle-même des prototypes de modems, Bull n'a jamais envisagé vraiment de fabriquer des modems et préférait se reposer sur des fournisseurs français comme LTT. A l'étranger, chaque filiale de Bull devait se bâtir une politique en tenant compte des orientations des PTT nationaux.

 

Les relations avec les entreprises de télécommunications étaient fondées sur un partage des taches dans lequel Bull se contentait de fournir les équipements qu’il pensait de grande valeur ajoutée, à savoir les terminaux à cartes perforées et les ordinateurs centraux. Les entreprises du monde des télécommunications et/ou les PTT se répartissaient équipements de télécommunications proprement dit et fournitures de terminaux (téléimprimeurs avec ou sans bande perforée).

Sur le plan industriel, la direction de la Compagnie des Machines Bull était en froid avec la CSF (la Compagnie de télégraphie sans fil), l’actionnaire qui lui était imposé en 1963. La CIT, filiale de la Compagnie Générale d’Electricité, se positionnait comme un concurrent éventuel dans le domaine des ordinateurs avec le CITAC [6]. Finalement Bull considérait, à cette époque, les entreprises du groupe américain ITT comme de bons partenaires pour plusieurs raisons : d’abord, parce que les velléités de ce groupe d’entrer dans le monde des calculateurs s’étaient évanouies avec l’échec à Air France [7], ensuite, parce que ces entreprises étaient implantées dans toute l’Europe, et qu’elles avaient en France une symbiose incontestable avec l’administration. Plus tard, CFTH, licencié traditionnel de General Electric, entreprit en 1964-1965 un « flirt » avec Bull-General Electric pour la fourniture de modems et de terminaux, flirt assez vite interrompu par la constitution de la SPERAC [8] dans le cadre du plan calcul.

 

  Bull-General Electric

L'expérience de General Electric avant la fusion Bull-General Electric de 1964 se résumait à la fabrication d'un mini-ordinateur spécialisé Datanet-30, dérivé de l’ordinateur de process control  GE-312 et mis au point pour la concentration et le ré-aiguillage de messages Télex pour l'industrie privée (Braniff Airways). Par ailleurs, le Datanet 15 (Single line Controller) était un adaptateur réalisé pour les lignes de produits GE-200 et GE-400. C'est à l'époque de l’acquisition de Bull que de nombreux développements en téléprocessing eurent lieu à General Electric aux Etats-Unis.

Ce fut d'abord la conversion du Datanet-30 en processeur frontal pour l'ensemble des lignes. Avec l’ordinateur GE-235, cette association donna naissance au premier système commercial de time sharing, avec un logiciel conçu par le Dartmouth College [9] . Ce système fut le support du développement du langage BASIC. Bull-General Electric installa une demi-douzaine d’exemplaires de ce système en Europe entre 1965 et 1967. A partir de 1967, le relais du DTSS [10] fut pris par le GE-600 (avec le système d'exploitation particulier Mk II [11]), pour lequel BGE installa les centres de calcul de Paris et Amsterdam). Plus tard, le système initial du GE-265 présentait la caractéristique d'avoir la partie la plus importante de son système d'exploitation dans le Datanet 30. C’est ce dernier qui effectuait la reconnaissance et l'interprétation des commandes et le formatage des données transmises au processeur GE-235 via un disque partagé, ce qui a fait de ce système un serveur d'application d'arrière plan. Une des raisons, entre autres, des choix de cette architecture est que les machines de G-E étaient, à cette époque, toutes basées sur des caractères codés en 6 bits, ce qui les rendaient très mal appropriées au support du code ASCII (celui utilisé par les terminaux Teletype ).

Dès l'annonce de la nouvelle génération GE-600, ce système fut introduit avec, pour les communications, un Datanet-30 utilisé comme frontal et  des Univac 1004 comme terminaux de "remote batch" (traitements par lots à distance). A cette occasion furent introduits les premiers modems à 2400 b/s. L'homologation locale des modems par les administrations locales et la non-compatibilité de modems à "haute vitesse" réalisés par les constructeurs européens rendait chacune de ces opérations extrêmement complexe et nécessitait la mobilisation conjointe de négociateurs et de techniciens dans chaque affaire, comme l'absence de support standard dans les systèmes d'exploitation nécessitait des programmeurs du constructeur une bonne compétence sur l'application du client et les caractéristiques des terminaux , qui, dès qu'on s'éloignait du simple TTY (et encore), posaient chaque fois leurs problèmes particuliers.

Le GE-115 réalisé en Italie remplaçait rapidement les Univac 1004, tandis que Bull réalisait un prototype pour la connexion de l'ordinateur ) à cartes Gamma 10. A cette époque du traitement par lots de l'information, les constructeurs imaginaient de donner une seconde vie aux ordinateurs en les recyclant sous la forme de terminaux de remote batch.

Toutefois, la vision des systèmes qu’avaient les concepteurs des systèmes d’exploitation standard de l’époque n’était pas toujours conforme aux besoins des utilisateurs tels que les percevaient les ingénieurs du support. Le rôle de ceux-ci était souvent d’introduire, tant bien que mal, les chaînes de liaison non standard au sein du système d’exploitation.

 

 L’interface « direct access » introduite sur le GE-400 (DAPS) puis sur GE-600 (GECOS III) servit d’amarrage à ces systèmes spéciaux. C’est ainsi que fut entrepris à Bull-GE le premier système transactionnel du Groupe sur GE-400 l’On-Line Banking System, l’ancêtre des systèmes transactionnels futurs du groupe, à peu près au même moment où le réseau commercial IBM réalisait son premier CICS.

Avec le GE-400, les premières réalisations pour le compte de clients furent réalisées à partir de 1965, surtout en France, en Espagne et en Scandinavie. Dans l’hexagone, ce fut le système d’émission à distance des cartes grises pour la Préfecture de Police qui fut l'application pilote sur ce système.

Certaines liaisons, dans les systèmes spéciaux, contournaient les spécifications des PTT en utilisant des lignes en site propre. Dans le cas de Bull, TRAPIL [12] assurait une liaison Paris-Le Havre sur Gamma M-40. Il ne semble pas, d’ailleurs, que cette machine française, dotée d’un système de time-sharing contemporain du Dartmouth System, ait été utilisée à partir de terminaux distants.

Quand en 1965, General Electric s'engagea avec les Laboratoires Bell et le MIT sur le projet « Multics [13]» la solution d'un ordinateur frontal comme le Datanet 30 ne résolvait pas certaines contraintes souhaitées par les architectes, tels le contrôle par logiciel de l'échoplex [14] ; les contrôles de sécurité par mots de passe cryptés… G-E réalisa donc pour sa machine GE-645 un contrôleur d'entrées-sorties entièrement paramétrable par l'ordinateur central, le GIOC, partiellement inspiré du système temps réel en fonction à Cap Canaveral. Ce GIOC ne fut pas repris par GECOS II [15] ni par les GE-635.

De toute façon, à la fin de l’année 1966, la commercialisation du GE-600 fut interrompue (au moins 18 mois) jusqu'à la sortie de GECOS III. GECOS III ajoutait aux fonctionnalités remote batch de GECOS II un sous-système de time-sharing  dérivé du système initial de Dartmouth ainsi que des commandes d'accès direct permettant d'affecter des terminaux à une application. Le réseau était étoilé (les liaisons multipoints devaient être programmées par l'application). Le protocoles supportés étaient soit le GERTS [16] (pour le remote batch), le mode TTY mais également un mode d’accès direct permettant la réalisation de systèmes spéciaux tels le système de collecte des chèques (1966-1968) au Crédit Lyonnais – interconnexion de 4 GE-400, d’une trieuse de chèques et d’un GE-600/DN-30 via des modems américains en bande de base à 40800 b/s sur une liaison en site propre..

En 1969, le Datanet 30 fut remplacé par le Datanet 355, plus puissant et un peu moins coûteux. La fonction ‘disque partagé’ entre frontal et processeur central fut abandonnée allégeant les traitements dans le frontal. Après une première phase de coexistence avec le Datanet 30 (GRTS-355), un nouveau logiciel sur le frontal – le NPS, Network Program Supervisor – fut introduit en 1972 sur le Datanet 355. NPS supportait entre autres le protocole HDLC  et un le logiciel de transition vers l’architecture de  réseaux DSA.

 

    Compagnie Honeywell-Bull  

Chez Honeywell, à l’époque de la fusion avec G-E, la ligne des machines H-200 possédait un frontal basé sur le miniordinateur   H-716, qui fut rebaptisé Datanet 2000 en 1971. Ce Datanet 2000 entrait en concurrence avec le Datanet-355 qui venait d’être introduit sur la série 6000 (c’est-à-dire les anciens GE-600) et, de plus, il était trop onéreux pour les machines moyennes en cours de développement en France et en Italie. Le sort du 716, après la fusion Honeywell-General Electric sera restreint à celui d’un RNP (Remote Network Processor) utilisé sur quelques sites H-6000, préfigurant le rôle que prendra plus tard le DPS-6.

Je terminerai par une allusion à ce qui aura été la grande réalisation de Bull en tant que constructeur d’ordinateurs : la série 64 devenue DPS-7 qui est née à cette époque ancienne de l’histoire de la télématique.

A partir de 1967, dans les services d’études du groupe Bull-General Electric, commença la conception de la nouvelle ligne de produits qui donnera naissance en 1974 au Level 64 (et plus tard au DPS-7).

 

 L'utilisation de frontaux du type Datanet 355 ou Datanet 2000 aurait pénalisé le coût de cette machine.  Le DN-2000 existant sur la série H-200 fut reconnecté au Level-64 comme support de la conversion des clients H-200 (surtout américains) sur le 64. Supporté d’abord par l’émulateur H-200, il fut ensuite réutilisé par les programmes COBOL en natif (mode queued).

 La solution plus générale retenue fut de réaliser un "frontal virtuel" microprogrammé sur le contrôleur d'entrées-sorties d'unit record (URC) [17]. Cet adaptateur multiligne MLA comportait des adaptateurs de lignes  (avec ou sans horloge interne) avec un tampon d’un caractère contrôlé par un « attachement » micrologiciel qui faisait le filtrage des caractères de service, les traductions de code au niveau d’un bloc de données et alertait le processeur central sur la « fin de bloc » ou bien sur un signal d’attention reçu du réseau.

Le MLA fut adopté (via un module BTNS – Basic Transmission Network Supervisor) par toutes les applications logicielles de GCOS64, avec les protocoles TTY, VIP, BSC et HDLC, X21.

 

  Les standards    

La situation en 1960 était simple : le seul moyen de communication de données était le télex, version automatisée du télégraphe. Le débit de transmission correspondait à 120 wpm soit 120 mots de 5 caractères par minute, c’est-à-dire la vitesse de pointe d’un opérateur manuel – soit 50 bauds puisque le codage Baudot avait été universellement reconnu. Le réseau télex était international. Le terminal et ses dispositifs annexes (lecteur/perforateur de bandes de papier, dispositif de transmission) étaient fournis par les PTT (Etats-Unis compris). Aux Etats-Unis, le monopole de AT&T se doublait d’un quasi-monopole de fabrication des équipements par les filiales Western Electric et Teletype.

Un des problèmes majeurs du télex était celui de l’intégrité des données. Il faut se rappeler que les chiffres étaient, pour cette raison, collationnés (répétés en fin de message) dans la transmission télégraphique. La définition des codes de service de l’ASCII essaya de prendre en compte les incidents de transmission. L’utilisation d’un code à 7-bits diminuait l’impact d’une mauvaise transmission des codes d’inversion lettres/chiffres. La reconnais-sance des procédures de début et de fin de messages (ZCZC, NNNN) comportait une redondance compréhensible en reconnais-sance manuelle dans un environnement perturbé.

Je me souviens des difficultés posées par l’utilisation ASCII des caractères de masquage d’impression sur une ligne transatlantique de 1971. Les perturbations de ligne nous obligeait à estimer la réponse de l’ordinateur Multics de Boston au bruit du télétype, de plus ou moins longue durée suivant la nature de l’accusé de réception.

Le monopole de la fourniture des terminaux par AT&T avait comme justification le risque de perturbation du réseau en cas de branchement d’équipements de transmission inadaptés (risque d’interférences et risque de perturbation des équipements de facturation sur un réseau commuté – ces équipements n’étant pas normalisés entre tous les opérateurs).

La régulation américaine – AT&T ne pouvait commercialiser des ordinateurs – provoqua au début des années 1960 un premier pas vers la dérégulation des télécommunications. En effet, cette décision impliqua qu’il devint nécessaire de définir la frontière entre ordinateur terminal et responsabilité du « common carrier ». C’est l’origine de l’interface normalisée V.24 (née RS-232) isolant la partie analogique susceptible de perturber les lignes de la partie numérique.

Bull-General Electric s’est satisfait de ce partage et n’a pas cherché à étudier la technologie des modems, ni par voie de conséquence celle des équipements de commutation. La raison essentielle était que les procédures d’agrément étaient longues et coûteuses en particulier dans les pays européens disposant d’une industrie téléphonique…

Bull-GE (sous la responsabilité de Lionel Durand) participa activement aux activités de normalisation menées au CCITT[18] par l’intermédiaire des commissions AFNOR [19] et de l’ECMA [20] (qui était le seul forum de discussions techniques avec IBM et ICT respectivement en France et en Europe Les représentants de la compagnie dans les comités de normalisation n’eurent pas, dans ce domaine,  de directives stratégiques formelles de la direction et se limitèrent à défendre ce qu’ils voyaient être l’intérêt général de la société dans un respect des avantages techniques dans l’absolu.  

Il y eut (au CCITT) au cours des années 1960 des discussions prolongées pour faire adopter un standard de remplacement du télex, basé sur le code ASCII à 7 bits. Bull soutint les administrations favorables à ce mode de base, mais n’entreprit pas de réalisation conforme à ce modèle. Le protocole GERTS utilisé pour le remote batch était antérieur à la définition de ce mode de base. Ce qui intéressait les constructeurs à cette époque était la définition d’un standard de connexion de terminaux à des centraux. Le monopole des terminaux définis pour l’interconnexion de terminal à terminal était en train de prendre fin. Les « glass teletype [21]»  étaient en train de s’élaborer  et le « mode de base » se révélait être un compromis ne répondant pas bien aux besoins du time sharing (le « break » et à la mise en page sur écran sans parler des considérations sur les claviers et ensembles de caractères nationaux ).

De toutes façons, les administrations britanniques, puis françaises, entreprirent durant les années 1970  les études du télétext (Ceefax, Minitel) qui adoptaient leur propre interprétation de l’ASCII.

 

De plus, le support officiel au "mode de base" dans les communications par caractères se heurta très vite à un  besoin de transport des informations binaires pour lesquels IBM avait déjà introduit le BSC [22]. Les ordinateurs du groupe durent être adaptés au BSC, mais bien entendu ce support fut largement limité aux systèmes spéciaux  RPQs [23]. Cependant, la carrière du format BSC chez Bull fut relativement courte puisque IBM annonça son remplacement prochain par SDLC [24] et que dès avant l'introduction de produits HDLC [25], IBM proposait ce standard à la communauté télématique [26]. Finalement, SDLC, légèrement amendé, fut adopté comme partie du standard X.25 sous le nom de HDLC.

 

BGE (pas plus que Honeywell-Bull) ne songeait alors à une quelconque  maîtrise d'œuvre dans des réseaux ouverts. La compagnie restait dans le business modèle où un client était lié à son constructeur favori, où les grands clients avaient besoin d’extensions (matérielles et logicielles autour de leur grand système, et où les petits clients avaient des besoins analogues autour de leur système moyen…

Le modèle proposé était celui de réseaux privés : des utilisateurs reliés par des liaisons louées aux PTT  et interconnectant des dispositifs de concentration privés. Ce modèle était le plus rentable pour les constructeurs informatiques. D’autre part, il ne semblait pas possible de casser le modèle réglementaire qui interdisait de louer des lignes pour les sous-louer à d’autres utilisateurs. L’interconnexion entre réseaux ne s’imposait donc qu’à l’intérieur d’une même entreprise et l’interconnexion avec le nouveau SNA balbutiant d’IBM relevait des systèmes spéciaux [27] Tout encouragement à des réseaux standards aurait provoqué l’introduction d’un cheval de Troie à l’intérieur de l’ « offre globale ».

Vers 1970, un débat important opposa les supporters de la commutation de circuits (standard X.21) et ceux de la commutation de circuits virtuels X.25. Les pays scandinaves imposèrent aux constructeurs informatiques le support d’un X.21 initialement prévu pour améliorer les temps d’initialisation des lignes téléphoniques. La position officielle de Bull fut plutôt favorable à X.21 qu’à X25 parce que le premier (X21) sous-tendait une moins grande implication des entreprises de télécommunications dans le marché des équipements numériques.

Pour la même raison, les représentants de Bull préféraient les datagrammes aux circuits virtuels. Cette position relevait davantage du souci d’une filiale de groupe américain de défendre le pré-carré des constructeurs contre AT&T que d’une manifestation d’hostilité à l’égard des positions de la DGT française.

En ce qui concerne Transpac plus spécifiquement, la vision qu’en avait Honeywell-Bull était qu’il diminuait le chiffre d’affaires de la Compagnie (en dispensant les entreprises d’acquérir leurs propres concentrateurs), mais qu’il était cependant  incontournable devant le privilège régalien qu’avaient les PTT de fixer les tarifs et donc de maintenir le prix des lignes louées à un prix suffisamment élevé pour assurer le succès de Transpac. Le problème fut donc de modifier nos produits pour assurer un support natif à X.25 (ce qui fut fait, mais ne remporta pas un succès significatif chez nos clients, même après 1975) et surtout de négocier avec les PTT le support des PAD [28] non seulement pour le protocole TTY, mais surtout pour les terminaux et grappes de terminaux propriétaires VIP [29] (y compris dans leurs différentes variantes).

Telle était la situation à la veille de la fusion entre Honeywell-Bull et la CII qui allait engager le nouveau groupe dans la réalisation avec Honeywell d’une « architecture de réseau » DSA en concurrence avec le SNA de IBM ainsi que dans ses contributions à la définition du fameux modèle ISO.

Avant la fusion CII, nous étions certes officieusement au courant de l’existence et des objectifs du projet Cyclades, mais il nous semblait, à l’époque, que ce projet ne devait  pas dépasser le stade expérimental, et, comme d’autres projets de l’IRIA, il n’était guère question qu’en bénéficient les ingénieurs français d’une société américaine.

Cependant, aux Etats-Unis, le système Arpanet utilisant des processeurs de communications de la série 16 Honeywell et interconnectant le GE-635 du Rome Air Defense Center [30] puis Multics  voyait lentement le jour. Son importance future ne sera saisie par Honeywell, déchirée à cette époque par la concurrence interne entre ses centres de développement. Ce type de réseau paraissait alors ne pas devoir dépasser les marchés des administrations publiques américaines.

 

 

 

  Bibliographie :  


[1]  Jean Bellec a été ingénieur technico-commercial à la Compagnie des Machines Bull , puis à Bull-General Electric, au service temps réel de 1962 à 1967, avant d’être impliqué dans la conception du logiciel GCOS64.

[2] Ingénieur à la Compagnie Française Thomson-Houston (CFTH) à cette époque.

[3] RCA : Radio Communication of America   

[4] le Gamma 30 est un ordinateur moyen de  gestion, d'origine RCA, et commercialisé par la Compagnie des Machines Bull de 1961 à 1965

[5] la commande echo permet de renvoyer à l'émetteur son texte afin de s'assurer d'une bonne transmission.

[6] Le CITAC était un calculateur industriel produit par la CIT au début des années 1960.

[7] Air France avait passé commande à LMT d'un système de réservation automatique basé sur un ordinateur fabriqué par SEL Lorenz. La commande en fut annulée. Cf. présentation au colloque sur l'Histoire de 'Informatique tenu à Rennes.

[8] SPERAC  Systèmes et Périphériques Associés aux Calculateurs filiale de Thomson et de la Compagnie des Compteurs fondée dans le cadre du premier Plan Calcul.

[9] Institut d'éducation supérieure de Hanover (New-Hampshire)

[10] DTSS est l'acronyme de Dartmouth Time Sharing System, l'un des tous premiers systèmes de temps partagé

[11] Mark II fut le successeur de DTSS commercialisés tous deux par General Electric.

[12] TRAPIL société d'exploitation d'un des premiers oléoducs français.: …

[13] Multics cf http://www.multicians.org/

[14] consistant à imprimer sur le terminal de l'émetteur le texte émis par lui-même. Dans certains cas (e.g. mots de passe) on ne souhaite pas faire cette impression.

[15] GECOS General Electric Comprehensive Operating System, le nom du système d'exploitation du GE-600 plus tard abrégé et repris par Honeywell-Bull et CII-HB pour GCOS nom des systèmes d'exploitation des systèmes "propriétaires"

[16] GERTS General Electric Remote Transmission System

[17] ce nom, pas toujours utilisé proprement, a été créé par IBM pour désigner les appareils d'entrées-sorties dont le contenu des médias sont ta ngibles (cartes, papier d'impression, chèques…)

[18] CCITT Comité Consultatif International Télégraphique et Téléphonique, maintenant International Telecommunications Union

[19] AFNOR : Agence Française de Normalisation

[20] ECMA :   European Computers Manufacturers Association. En fait aussi ouverte aux constructeurs américains.

[21] Nom donné souvent à des terminaux de visualisation à écran sans mémoire

[22] Binary Synchronous Communication, un protocole permettant la transmission d'informations sans les restrictions de l'ASCII réservant de nombreux caractères de contrôle.

[23] Requested Price Quotation, un acronyme d'origine IBM pour désigner les éléments spéciaux  hors catalogue.

[24] SDLC Synchronous Data Link Control, le protocole introduit par IBM pour généraliser la transmission des informations binaires.

[25] High Level Data Link Control, la version standard dérivée du DLC

[26] via la représentation des administrations, des constructeurs et des grands utilisateurs dans les comités de normalisation

[27] faute de produits standards "parlant SNA", les demandes des clients devaient être traités par des RPQ (cf. plus haut)

[28] Packet Assembler/Disassembler convertisseur de protocole

[29] VIP Visual Interactive Product (?)

[30] un client de General Electric (centre de recherche de l'US Air Force) ayant utilisé GECOS et MULTICS