Un essai de Diagnostic sur les causes du déclin de BULL.

© Jean Bellec 2003

Une sous-estimation des progrès de l’électronique.

 

Il était évident depuis le début des années 1970, que ce qui n’était auparavant que fabrication de pièces détachées destinées à être intégrées dans un ordinateur allait inéluctablement devenir l’ordinateur lui-même. Le choix fait dès 1960 par IBM de devenir un constructeur de circuits électroniques ne put être adopté par Bull, essentiellement faute d’argent à investir (la priorité étant donnée à l’aval en particulier au réseau de distribution). L’idée de capitaliser sur l’intégration de circuits dans des sous-ensembles (le micro-packaging) entrepris à la fin des années 1970 conduisait à une impasse due au manque de débouchés de cette technologie sur des marchés annexes. Les autres constructeurs IBM et les Japonais(NEC, Fujitsu) en tête ont d'ailleurs fait la même erreur. En fait, l’innovation technologique se manifestait essentiellement dans la conception et la fabrication de circuits intégrés. Bull a compris cette tendance en concevant dans les années 1980 et 1990 des systèmes GCOS sur un seul chip, mais restant à la remorque des sociétés réalisant simultanément conception et fabrication. On  a pu croire jusqu’aux années 1990 qu’apparaîtrait une segmentation et un équilibrage des métiers entre concepteurs de circuits, « fondeurs » et assembleurs et qu’une société comme Bull pouvait survivre dans une activité de conception. C’était ignorer la réactivité du marché à l’innovation qui  a permis à des constructeurs intégrés comme Intel de prendre une position clairement dominante.

 

 

Le tournant des années 1980

 

Bull était encore dans les années 1980 un grand constructeur généraliste mondial, jouant dans la même catégorie que IBM, Unisys et les constructeurs japonais. Il n'était absent que du marché des super-ordinateurs scientifiques mais investissait plus ou moins secrètement sur ce créneau.

 

La compagnie Bull était handicapée par la dispersion de ses clients entre des lignes de produits disparates, fruits de l'évolution de son parc au gré de fusions trop consensuelles qui avait divisées ses clients et ses forces d'études en des groupements concurrents. Certes, son réseau commercial avait gardé son unité mais cette unité même rendait impossible des cessions ou des regroupements.

 

Les relations avec Honeywell posèrent à Bull deux sortes de problèmes: d'une part, Bull désirait posséder une autonomie complète de décisions stratégiques (engagement dans la micro-informatique avec R2E, migration du parc CII vers la ligne DPS-7...), d'autre part, il souhaitait continuer la collaboration avec Honeywell de façon à conserver un oeil sur l'évolution de l'informatique américaine et à partager des investissements coûteux en particulier sur le haut de gamme DPS-8. L'engagement de Honeywell pour l'informatique semblait s'effacer progressivement dès la fin des années 1970 et Bull devait essayer de parer à la défaillance de son fournisseur pour une part importante de ses revenus.

 

Bull décida alors de prendre le contrôle de son partenaire américain. Cette prise de contrôle posait le problème des relations de Bull avec le partenaire japonais de Honeywell, NEC Nippon Electric Company. NEC avait pris une participation minoritaire dans Honeywell Information Systems au début du désinvestissement américain mais ne se sentait pas en mesure d'y prendre une part plus importante. Bull, par ailleurs, redoutait de devenir un simple distributeur de produits japonais et revendiquait une place mondiale à laquelle venaient de renoncer ses concurrents européens ICL et Siemens. Si l’investissement de Bull sur Honeywell était probablement inéluctable, l’idée de développer le futur de la compagnie française avec des cadres américains, victimes des purges dues au début de la concentration informatique, était probablement utopique et certainement très coûteuse. Dans cet ordre d’idée, l’achat de Zenith Data Systems fut conclu à un coût démesuré : le goodwill payé a été détruit en moins d’un an lorsque les meilleurs ingénieurs de Zénith ont quitté le navire et la position commerciale de Zénith ne pourrait que se détériorer car on verrait difficilement une compagnie étrangère vivre essentiellement d’un marché militaire américain.

 

Une mauvaise appréciation de la micro-informatique

 

Les ingénieurs et planificateurs de Bull, à cette époque, étaient convaincus de la perpétuation du modèle mis en oeuvre depuis l'aube de l'arrivée des ordinateurs, celui d'un cloisonnement des marchés entre jouets pour hobbyists, stations de bureautique, terminaux, outils de réseau, mini-ordinateurs de process control et d'instrumentation, et "grande informatique".

 

Certes des réunions regroupaient de temps en temps les spécialistes de tous ces marchés, ou du moins de ceux où la compagnie s'était proposée d'investir, mais au lieu d'essayer d'évaluer le futur, ces réunions furent essentiellement consacrées à la défense des différentes solutions concurrentes dans chaque segment et à acquérir quelques appuis.

Bull n’a pas su voir que les progrès technologiques seraient essentiellement induits par le marché des PC et plus particulièrement par le marché des utilisateurs individuels.

 

Une fascination de Bull par le vaporware américain

 

Bull a été visité par une foule de consultants spécialistes de technologie, de finance et d’organisation. Ces deux derniers ont eu un aspect plus visible mais la séduction technologique a conduit Bull à se trouver en permanence sur le marché des nouveaux innovateurs en matière d’architecture de processeurs et de systèmes en particulier sur les serveurs RISC et Unix mais aussi en matière de logiciel.
Il est intéressant de noter que jusque 1995, Bull ne s’est  intéressé ni à Linux, certes encore débutant comme avatar d’Unix, mais non plus ni à TCP/IP ni aux applications Internet. Ce qui fait au début du 21ème siècle l’essentiel de la nouvelle informatique était vue comme des éléments non-industriels et universitaires, alors que le vaporware de start-ups californiennes dûment cornaquées par les banques d’affaires apparaissait à Bull comme les embryons de poules aux œufs d’or.

 

 

 

Une mauvaise appréciation des atouts de Bull dans les services

 

Depuis les années 1980, la direction de Bull s'est évertuée à réorienter son ancien métier de constructeur de matériel vers ce qui lui paraissait plus profitable devant l'apparition des systèmes ouverts le marché du logiciel et des services. Pratiquement toutes les options de diversifications ont été examinées durant cette période.

 

Les services de maintenance ont longtemps constitué une "vache à lait" de Bull. Mais après les années 1985, la fiabilité des machines fit de tels progrès si bien que les constructeurs durent réduire considérablement les redevances de maintenance du matériel.

 

Les services d'intégration ont trop souvent été vus comme des sources de revenus supplémentaires lorsque le client choisissait des systèmes centraux commercialisés par Bull et non comme un métier où Bull se heurtait de front à une concurrence avec des sociétés spécialisées. Il fut extrêmement rare avant les années 1990 que Bull soit consulté lorsque le choix du client pour un matériel qui n'était pas un système propriétaire GCOS. La structure des coûts de Bull était un obstacle à une pénétration de ce marché qui se trouvait dès les années 1980 un marché à faible marge et à revenus non récurrents.

 

Le marché récurrent par excellence des services est celui de l’infogérance    ("facility management") où les utilisateurs abandonnent à leur fournisseur la responsabilité des investissements de matériel et de logiciel. L’existence de marchés GCOS captifs et la terreur du bug de l’an 2000 auraient dû intéresser Bull au tout début des années 1990 comme IBM s’est empressé de le faire. Certes le métier d’infogérance ne s’apprend pas en une nuit, mais lorsque c’est la seule voie de reconversion, il faut bien se mettre à l’école des quelques sociétés qui s’attendaient peut être à une offre du constructeur national à cette poque.

 

 

Une inéluctable concentration du marché

 

Il est remarquable que le consommateur soit attiré par le souci de compatibilité et de pérennité de ses achats de biens durables ou tout simplement non consommables, plus que par leur simple rapport performance/prix.

De nombreux standards de facto depuis le format des prises de courant jusqu’à la largeur des portes s’imposent à tous. A partir du moment où des constructeurs crédibles ont montré leur détermination à assurer une assez large compatibilité ascendante dans leur offre, il était inéluctable que les standards qu’il se contente de proposer se verraient adoptés par le marché des consommateurs, même si les caractéristiques de ces standards sont en toute rigueur contestables. La suprématie de IBM ou de Microsoft a été adoptée par les consommateurs qui par voie de conséquence ont relégué les alternatives à un marché de niche basé essentiellement sur des choix historiques destinés un jour à un abandon. Restent alors aux constructeurs un marché de niches innovatrices négligées, au moins provisoirement, par le constructeur dominant ou un marché de clones. Bull en privilégiant un affrontement frontal avec IBM se condamnait inévitablement à long terme et ne pouvait survivre qu’en s’arqueboutant à son marché « historique ».

 

Une mondialisation de l’offre

 

Un espoir de survie en dehors de cette concentration aurait pu être une fragmentation géographique du marché pour des raisons politiques, linguistiques et culturelles. Le Japon a essayé de tirer de son écriture une certaine protection, l’Union Soviétique a essayé de protéger son industrie à l’ombre d’un embargo. En fait, les économies d’échelle entraînées par le faible coût du transport rendent éphémères toute spéculation sur un repli d’un constructeur de haute technologie sur un marché régional.

La concentration actuelle de la fabrication dans des pays à bas coût de main d’œuvre ne peut s’arrêter que lorsque salaires et niveaux de vie se seront équilibrés. Ce sera alors le montant des investissements utilisés dans cette fabrication qui dominera la stratégie industrielle.

 

Les stratèges de Bull ont commencé dès la mi-1980 à envisager un repli sur la distribution des produits qui paraissait apporter une valeur ajoutée que ne donnait plus la fabrication. Là encore, la mondialisation a rendu marginal le coût du service apporté par des intégrateurs. Certes, il reste encore au moins pour quelque temps un marché du service d’intégration de systèmes et de logiciel. La mise en place de grands projets demeure une source de revenus, mais il ne faut pas sous-estimer l’impact de la mutualisation de tels projets. Les premiers systèmes bancaires, les systèmes de sécurité, les systèmes d’assurances, de relation client, de gestion de stocks peuvent  présenter des avantages concurrentiels pour leurs premiers utilisateurs qui peuvent consentir des marges à leur fournisseur de services. Mais leur banalisation tend à amenuiser l’avantage concurrentiel jusque de conduire à la mutualisation de services comme cela s’est fait pour les réservations de places d’avions maintenant tombées entre les mains des sociétés d’infogérance.

 

mise à jour le 20 novembre, 2004