Entreprises Japonaises

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modifié le 16 sept. 2006

Ce document essaie de décrire le fonctionnement, tel qu'il peut être perçu de l'extérieur, des entreprises japonaises lors de leur période de plus grande prospérité entre 1970 et 1990. On discutera en conclusion le changement survenu lors des années 1990. 
La plupart de ces remarques sont extraites de mes souvenirs de l'entreprise NEC, mais ils ont été confirmés par mes visites hors de cette compagnie, par mes lectures de livres sur la période pré-1980 et des journaux en langue anglaise depuis. J'ai utilisé les termes anglo-saxons qui recouvrent des entités proches des entreprises américaines et sont difficilement traduisibles en français.

Au sommet de la pyramide d'une entreprise japonaise, se trouve le Board of Directors avec à sa tête le Chairman of the Board. Le Chairman a un rôle voisin de celui qu'il a aux États-Unis. Il a un rôle de représentation et d'orientation générale. Par contre les administrateurs (Directors) sont presque tous des employés de l'entreprise, très rarement des administrateurs extérieurs et dans ce cas ce sont des délégués d'entreprises liées (par exemple les représentants de la banque principale du groupe). Les administrateurs internes sont donc les Directeurs des grandes divisions de la société. Ils sont nommés suivant trois critères l'importance de leur business, leur aptitude à monter dans la hiérarchie et leur âge. La liste des "directors" est ordonnée suivant un savant dosage de ces critères qui permet aux initiés de prévoir les futures modifications du management et les révolutions de palais. La liste des directors est remise à jour tous les ans, généralement fin avril -pendant la Golden Week- soit un mois après la clôture de l'année fiscale -. Parmi les directors se trouve toujours le president -le chef executive officer- qui est, sauf exceptions, le véritable patron de l'entreprise et donc celui de la majorité des directors avec qui il travaille quotidiennement. Le Board of Directors est plutôt une chambre de confirmation des décisions déjà prises et d'échange d'opinions qu'un comité exécutif.
Le chairman est parfois flanqué d'un ou plusieurs vice-chairmen. Ce poste est davantage une consolidation honorifique pour les presidents qui ont perdu leur place sans pouvoir prétendre déplacer le chairman.
Le chairman et le président peuvent aussi vivre à l'ombre d'une idole tutélaire, le chairman honorabilis, souvent le fondateur de l'entreprise ayant pris sa retraite ou une figure ayant marqué longtemps l'entreprise. Ce chairman honoraire est un retraité (parfois même dans un monastère) qui est parfois membre du Keidanren (association patronale), qui sort de sa retraite pour désapprouver ou au contraire approuver les changements d'orientation proposées par le président.

Le financement des investissements a été assuré par des prêts bancaires assurés par un taux d'épargne des ménages rendu considérable par la quasi-absence de l'investissement immobilier des particuliers. Comme beaucoup d'investissements ont été consacrés aux produits à haute valeur ajoutée, le Japon a, malgré les dépenses de l'État en investissements d'infrastructure lourde; eu une balance des paiements excédentaires qui  a provoqué une réévaluation du yen de 250% entre 1970 et 1985. Cette réévaluation a augmenté le coût salarial des entreprises mais pas les prix intérieurs, peu influencés par les importations  jusque 1985, ont augmenté en conséquence. Le capital nominal des entreprises restait très bas; c'est la réévaluation -exagérée- de leur capital foncier qui a été le déclencheur de la crise des années 1990). Mais la quasi-totalité du capital était verrouillé par la banque mère du groupe. 

IL convient aussi de tordre le coût au mythe de Japan, Inc organisation planificatrice sous la conduite du gouvernement. Certes, la concertation informelle des entreprises du même secteur a lieu au sein du Keidanren et aussi organisée par le MITI. Mais l'absence quasi-totale de relation incestueuse entre entreprises concurrentes n'est pas contrebalancée par le quelques parachutages (amakudari) qui recyclent quelques fonctionnaires gouvernementaux dans les entreprises. Les amakuderi ont beaucoup de mal à se faire accepter dans l'entreprise et survivent par leur carnet d'adresses dans les staffs des directions générales. Par contre, le rôle du gouvernement comme régulateur est important et son influence se traduit surtout par des contraintes opposées aux entreprises (obligation de quitter un marché pour cause de négociations internationales, normes rigoureuses d'environnement parfois édictées pour des raisons macro-économiques protectionnistes).

Une caractéristique importante de grands groupes japonais est l'existence de nombreuses filiales -à 100%- (chaque usine peut constituer une filiale). Elles diffèrent de la maison-mère par les conditions de rémunération et des avantages sociaux qui diffèrent. La direction des filiales est parfois confiée à des cadres promis à un brillant avenir dans la société mère, mais le plus souvent à des managers ayant dépassé 50 ans et à l'avenir bouché. La direction d'une filiale est alors leur bâton de maréchal. 
Il ne faut pas confondre ces filiales avec des sous-traitants indépendants. Les membres d'une filiale ont la même sécurité de l'emploi que dans la société mère et travaillent parfois dans les mêmes bureaux.

Les ressources humaines sontle plus souvent gérée hors hiérarchie dans la mesure où la part donnée au mérite dans les rémunérations est négligeable, même dans les primes semestrielles. D'autre part, me faisait remarquer un manager de NEC, "dans la Marine Impériale pendant la guerre le commandant du navire avait autre chose à faire que de s'occuper de la promotion de ses subordonnés, c'était de les ramener vivants au port après avoir accompli sa mission". Bien entendu, un chef confie un débriefing de la mission à la direction du personnel qui recommande les mutations et les promotions.

 

Avant de redescendre dans la hiérarchie de l'entreprise, il convient de mentionner un processus de décision propre aux entreprises orientales, c'est la négociation pour obtenir un consensus sur les décisions le nemawashi. L'origine de la proposition peut venir aussi bien du haut que du bas de la hiérarchie. Elle est le plus souvent émise informellement en dehors des heures de service autour d'une bière ou d'un sake. Elle ne sort en public qu'après avoir été approuvée au moins dans ses grandes lignes par l'ensemble des gens concernés. Le processus "prend longtemps" au dire d'un cadre supérieur japonais, "au moins deux mois". Cela évite d'attendre la rédaction d'un ordre de changement pour en voir les inconvénients et il diffère du lobbying de nos entreprises occidentales par le fait que le consensus doit également être obtenu avec les exécutants ou les services.

Une autre caractéristique ancrée dans la culture  d'entreprise japonaise est la différence entre le hon-ne et le tate-mae. L'accusation de duplicité faite souvent par des négociateurs occidentaux provient de l'incompréhension de cet aspect. Le hon-ne représente le sentiment profond de l'interlocuteur, le tate-mae représente sa position formelle telle qu'il est capable de l'écrire et de signer. Le nemawashi est un processus qui vise à faire coïncider hon-ne  et tate-mae. Le hon-ne n'est jamais exposé dans les réunions formelles, il doit être deviné ou bien il est nécessaire d'attendre les repas, parfois bien arrosés, pour le voir expliciter. 

Une hiérarchie à multi-niveaux est l'organe fondamental de l'entreprise japonaise. Sa lourdeur est tempérée par deux mécanismes absents en général des entreprises occidentales. Presque tous les postes de managers sont doublés par des adjoints (assistant managers) capables de prendre les décisions courantes en cas d'absence des chefs. Leur job constitue une position de reconnaissance hiérarchique comme offrants des situations d'apprentissage. D'autre part, le nombre de niveaux et l'existence des postes d'adjoints permettent une remise en cause annuelle des positions (au mois de juin) ce qui limite à un mois la période d'expectative et ne permet pas à des services entiers de péricliter à cause de l'incompétence de leur chef.

Le cycle de vie d'un ingénieur est intéressant à observer. Les étudiants étaient (et sont encore, mais un peu moins) recrutés avant la fin de leurs études à l'université. Cet engagement est à priori un engagement à vie. Lorsqu'il rentre dans l'entreprise, il passe e 6 mois à 2 ans dans une période d'observation où l'adéquation de la filière proposée est jugée à la fois par l'intéressé et l'entreprise. On considère comme normal que le contrat d'embauche dans une  filière soit remis en cause par l'impétrant. D'autres filières lui seront proposées en cas de non-adaptation.
Ensuite, soit entre 25 et 32 ans le cadre passe dans un moule un peu militaire à faire ce que sa hiérarchie lui propose. Puis commence une ascension hiérarchique où il passe d'assistant superviseur à un poste de manager pendant une dizaine d'années. Son ascension sera remise en cause vers 45 ans où sa carrière pourra continuer d'évoluer vers le haut ou bien elle sera  réorientée vers des filiales. Dans la voie principale, le salaire ne dépendra que de l'âge, la promotion étant synonyme de responsabilité et de risque avec tout au plus des avantages en nature (accès aux centres de loisirs avec golf avec ses chefs, voitures avec chauffeur pour les ramener des dîners de travail, notes de frais généreuses, voyages en première classe...).

Une autre originalité observée dans les compagnies japonaises est l'organisation matricielle des services commerciaux. Le réseau de ventes possède une organisation horizontale géographique avec des expatriés dans les pays étrangers et une organisation par ligne de produits le plus souvent localisée au Japon. L'organisation horizontale organise la logistique de distribution et les coûts y afférant, mais est surtout mesurée sur le taux de pénétration par rapport à la concurrence et les autres réseaux de distribution. C'est l'organisation verticale proche de l'engineering et de la fabrication qui a la responsabilité des profits (et éventuellement des pertes). 

Cette organisation des entreprises japonaises a été mise en cause à la fin des années 1980 par la contamination du monde du business américain. Les sociétés japonaises se sont implantées aux États-Unis, y ont embauché des ingénieurs et des cadres locaux. Des sociétés marginales à la culture nippone se sont créées (sociétés Internet, entreprises de services de location de personnel). Devant cette mondialisation des cultures économiques, et avec la retraite de la génération de managers qui avaient connu la guerre et les dures années 1945-1970, les entreprises japonaises ont adopté un peu en désordre les structures et les doctrines du monde occidental.

 

© Jean Bellec 2004